Le désespéré persuadé que l’existence est une parfaite absurdité, car n’ayant pas une foi en l’immortalité, arrive au suicide logique « En ma qualité de plaignant et de répondant, de juge et d’accusé, je condamne cette nature qui, avec un si prudent sans-gêne, m’a fait naître pour souffrir-je la condamne à être anéantie avec moi ». Le suicidé se tue et se venge parce qu’il est désespéré. L’ingénieur Kirilov, personnage des Possédés incarne le suicide logique.
Un cœur aussi pur que le diamant devrait saigner à la vue d’une certaine tragédie dans un pays comme le nôtre :
Le Sénégal. L’acte du dénommé Bocoum par de là la tragédie qu’il met en évidence pose des questions d’ordre métaphysique redoutables. En faisant défiler les images d’un homme succombant dans les flammes incandescentes, dans ma conscience, les larmes coulèrent sans pour autant que je ne sache pourquoi, peut être c’est dû à la condition humaine qui est mienne. Pour résoudre les problèmes existentiels qui demeuraient miens malgré les avisées discussions que j’ai eues avec des amis chercheurs à la bibliothèque Pompidou, je me suis replongé en pleine nuit dans une relecture du Mythe de Sisyphe, dans un ramassage rapide des idées qui parcourent La Peste et L’homme révolté de Camus afin de trouver des réponses satisfaisantes aux questions qui me taraudent et dont je croyais avoir trouvé depuis belle lurette les réponses. La réponse que Camus m’a toujours donnée et que j’ai de nouveau trouvée à la fin du recyclage du Mythe de Sisyphe, de La peste, de L’homme révolté, c’est que le suicide est une manière de rendre les armes et de s’avouer vaincu. Camus propose à l’instar de Sisyphe de toujours faire face, de se révolter face à l’absurde par opposition à Ivan Karamazov qui crie haut et fort que « tout est permis », même le suicide.
Le sentiment de l’absurde naît de la confrontation de la conscience humaine et du monde. L’homme se confrontant au monde extérieur sent une étrangeté, le monde n’est pas porteur d’espoir, il divorce avec son monde, un tel divorce conduit au suicide qui est la solution, mais fausse de l’absurdité du monde car « Se tuer dans un sens, nous dit Camus, [ ] c’est avouer. C’est avouer qu’on est dépassé par la vie ou qu’on ne la comprend pas ». Pour Camus face à la confrontation de notre conscience avec le monde extérieur, on ne doit nullement nous sentir abattu, mais relever toujours la tête.
En un mot, il arrive souvent que certains événements soient incompréhensibles : on se demande pourquoi cela nous arrive à nous et non aux autres ? On se demande pourquoi nous galérons alors que d’autres vivent dans des nids dorés de la fortune ? Pourquoi on perd des êtres chers alors que d’autres sont dans la dolce vita ? Pour toutes ces nombreuses questions aussi interminables que terribles, la réponse de Camus demeure la même : il faut se révolter et non se suicider.
La peste symbolise par exemple le mal, mais contre un tel mal, les hommes à travers leurs actes, montrent que l’humain n’est pas impuissant en face de ce qui lui arrive. Il faut mener un combat contre tout ce qui veut écraser l’homme et non supprimer sa vie comme l’atteste Faulkner pour ressortir la véracité des propos de Camus « Camus, dit-Faulkner, disait que le seul rôle véritable de l’homme, né dans un monde absurde, était de vivre, d’avoir conscience de sa vie, de sa révolte, de sa liberté »
Le suicide est une autoflagellation et il n’est vrai que par préjugé. Alors ne nous suicidons pas, combattons, lutter c’est vouloir créer un autre monde. C’est en fait, partir du désaccord capital qui sépare l’homme de sa réalité pour créer un monde fait de raisons et qui permet de solutionner le désaccord. L’acte de Bocoum quelque soit son caractère, est une longue confession. Il témoigne un profond mal-être, un désespoir cruel d’un homme qui en s’immolant nous confesse ses désespoirs, la souffrance dans sa chair : l’acte symbolique dépasse toujours celui qui le pose et exprime plus que ce dernier a conscience de dire.
Recadrons l’acte de Bocoum dans son contexte.
Bocoum, vétéran de la guerre casamançaise a mis fin à ses jours devant un lieu plus que symbolique et parlant : le palais. Son geste a ému plus d’un, secoué le Sénégal entier, le geste est tragique, l’individu qui l’accomplit appartenant à un corps symbolique : l’armée (on nous disait étant petits, qu’un soldat ne baisse jamais les armes, il meurt les armes à la main, Bocoum lui a baissé la garde). On garde en mémoire l’immolation d’une certaine dame dénommée Penda et du sieur Kéba Diop qui à travers leurs actes criaient leur ras-le-bol.
En effet de tels actes peuvent nous pousser à dire que le régime libéral est hanté par une hantologie (je l’emprunte à Derrida) : le suicide que ce soit dans les vagues océaniques ou par l’incandescence du feu, en un mot soit la mer soit le feu font perdre la vie aux jeunes sénégalais. Et Dieu sait que beaucoup de Bocoum existent en latence, beaucoup de jeunes souffrent dans leur chair, certains abandonnent la lutte existentielle en s’immolant, ce que je n’approuve point, car l’idéal serait de se faire entendre par d’autres moyens, la révolte, d’autres préfèrent prendre les eaux océaniques afin de rejoindre l’Europe, symbole de leur Eldorado fantasmagorique.
Cependant au-delà de ces suicides à répétition, il faut aussi déceler l’échec d’une certaine politique : la politique d’insertion de la jeunesse qui n’a comme crédo « la vie ou la mort ». Un tel crédo peut être fatal au régime libéral, car il faut l’avouer, Bocoum a agi en toute lucidité, en toute connaissance de cause. Ce qui nous fait dire que son message peut être recyclé et réactualisé par une jeunesse en perte de vitesse. Ceci révèle le profond mal-être des jeunes sénégalais et ne doit nullement être pris à la légère. Les jeunes ne veulent plus mourir de désespoir et si les autorités ne leur présentent pas des solutions convaincantes, ce qu’elles tardent à faire, ils vont continuer à mourir dans les flux migratoires.
Ah triste réalité.
En un mot, il est temps de prendre en charge la jeunesse et de prendre au sérieux ses menaces, car elles peuvent devenir effectives. Le suicide de Bocoum symbolise un profond désespoir, un abandon aussi de la lutte existentielle, mais son acte demeure inquiétant. Sans pour autant cautionner le suicide, j’affirme de nouveau qu’il est éloquent et révélateur, maintenant, il revient au gouvernement de le prendre en charge avant que l’on ne tombe dans la géhenne. Car Bocoum était lucide et sa lucidité peut être celle de beaucoup de jeunes qui peuvent l’imiter.
N’imitons pas Bocoum, mais dressons nous comme un seul homme et disons, ça suffit.
Dans Le Procès, Joseph…..K n’avait pas abandonné malgré un procès aussi absurde qu’inimaginable, malgré une vie tortueuse où tout s’abattait sur lui de manière inéluctable. Il est accusé mais ne sait nullement de quoi et pourtant il tient à se défendre tout en ne sachant pas de quoi. Avant son procès, il mène une existence comme il l’entend (il lutte refusant de se suicider). Enfin, il est jugé et deux messieurs viennent le trouver et l’invitent à les suivre puis l’égorgent, avant de mourir il dit tout haut « comme un chien ». Et si toute la vie était un procès kafkaïen ? Faudra t-il pour autant se suicider ? Je réponds par la négative, je préfère la lutte au suicide, je n’en rajouterai pas un iota, car se suicider c’est courber l’échine.
J’en vois déjà, (des gens) qui me rétorqueront que le suicide est révolutionnaire, ce que je ne saurais contester par les temps qui courent, Jasmin étant l’exemple parfait. Mais je réaffirme de vive voix que la lutte est beaucoup plus révolutionnaire que le suicide. Je préfère de loin un homme qui prenant en pleine poitrine des balles dans la lutte pour l’honneur de son pays, pour un idéal de justice ou autre, qu’un homme qui se suicide froidement. Même si les deux font preuve de courage, car l’individu qui se suicide ou s’immole souffre terriblement et il faut être brave pour affronter des flammes toutes rouges de terreur qui brûlent et réduisent en cendres à une vitesse V.
Cependant, celui qui, imprégné d’un idéal révolutionnaire défie le réel afin de le changer, refuse d’accepter l’ordre existant comme allant de soi est le prototype du grand homme qui face à la dureté et à l’âpreté des événements, affirme son être et ses aspirations pour un ordre beaucoup plus humain. A cet homme, je tire un grand chapeau et devant lui, je m’incline, car c’est cela la grandeur de l’homme, elle réside dans la capacité d’affronter l’événement, de ne pas courber l’échine et de dire non à travers les actes qu’il pose dans la lutte.
Si tous ceux qui souffrent dans leur intimité la plus absolue, se mettaient à s’immoler, l’humanité n’aurait pas de sens, car loin d’être des créateurs, ils seront des défaitistes, des gens, qu’ils le disent ou non, tombent désarmés, sans armes. Les hommes en tant que dignes créateurs doivent emprunter d’autres chemins pour changer l’ordre établi : ils doivent lutter (Rosa Luxembourg, valeureuse combattante, comme tant d’autres, est morte en luttant au prés des ouvriers révolutionnaires). La fameuse révolution de 1968 est un exemple que seule la lutte est noble. Face à une insatisfaction, face à une fausse plénitude de l’existence, toutes les couches de la société (ouvriers, étudiants) s’étaient mobilisées afin qu’un ordre supérieur et plus humain puisse advenir, un tel ordre ne serait jamais advenu sans la lutte, sans la capacité des hommes à se rebeller contre tout ce qui a tendance à les opprimer et à réduire leur marge de manœuvre.
Loin d’accabler le sieur Bocoum, paix à son âme, car je comprends la souffrance qui doit être celle de sa famille, de sa mère en particulier, rien n’est plus tragique pour une mère que de voir son enfant mettre fin à ses jours de manière si tragique et désespérée. J’essaye simplement de montrer que son geste n’est pas à suivre et n’est nullement un geste à magnifier, ce n’est pas un exemple à perpétrer, Bocoum n’est pas un héros que l’on devrait montrer aux jeunes générations. Son geste n’est pas le modèle idéal de revendication, ce n’est nullement le meilleur moyen de manifester sa déception, sa peine.
Il existe des gens qui souffrent dans des conditions qui frisent l’inhumanité et qui malgré tout se lèvent chaque jour et se battent afin d’améliorer leur sort, l’abandon ou le suicide est une preuve non de grandeur, mais d’un manque de foi en soi même. Quand je me rappelle qu’il y a de cela quelques jours un de mes amis, évidemment beaucoup plus âgé que moi, demeurant dans mon village natal (je ne romps jamais les amarres avec les terres de mes ancêtres) m’a confié qu’il n’avait pas réussi à écouler sa récolte de l’année, ses arachides, mais qu’il se débrouillait tant bien que mal, bien que n’ayant pas une activité rémunératrice, pour subvenir aux besoins de sa famille et qu’il n’hésiterait pas à descendre sur la rue pour crier son ras-le-bol, je dis haut et fort, quel modèle de bravoure.
Et j’avoue qu’il y a tellement de compatriotes qui vivent dans le dénuement le plus absolu et qui j’en suis sûr au moment opportun se révolteront et cela ne saurait tarder, et ne pensent nullement au suicide car cela est contre leurs principes, cela signifierait qu’ils abandonnent, qu’ils s’abaissent devant un ordre qu’ils peuvent changer et qu’ils changeront certainement. Bocoum, vaillant soldat, sa vaillance a été vaincue par le suicide, n’a pas su lutter contre le désespoir qui l’habitait, il a rendu les armes à sa manière, en se suicidant, ce n’est donc pas mon modèle.
Il est vrai que la révolte épouse plusieurs formes, mais le suicide même si certains peuvent le considérer comme une révolte, est une manière de reconnaître sa défaite face au côté rigide de la vie, se suicider c’est être défaitiste. Alors ne nous immolons pas, mais luttons, car ce que la lutte peut accomplir, le suicide ne saurait l’accomplir. Il ne faut nullement faire de Bocoum un martyr comme certains ont tendance à le faire, il n’en est pas un, le titre de martyr s’acquiert dans un combat, il n’a pas combattu, mais a rendu
les armes en criant sa défaite. Il s’agit de comprendre l’essence de son message, mais nullement de le porter aux nues.
A imaginer le nombre incalculable de personnes qui vivent dans la gueuserie absolue, dans des conditions draconiennes sans pour autant penser se suicider ou s’immoler, on ne peut conclure que ce qui suit : Bocoum a tôt fait de déposer les armes pour le soldat qu’il fut.
La vie nécessite une bonne carapace certes, mais elle nécessite aussi de lutter quand l’insatisfaction devient un lot quotidien, elle exige le combat, la lutte pour faire advenir de nouvelles valeurs, en ce sens le suicide est un abandon, une défaite de l’homme, alors ne faisons pas l’éloge du mauvais geste.
La vie est souvent kafkaïenne, mais face à l’improbable que faut-il faire ? Lutter, car la grandeur ne vaut que par la révolte. Je terminerai pour illustrer que le suicide n’est pas la vraie solution par ces propos qui terminent Le Mythe de Sisyphe de Camus et dont la seule interprétation aussi rigoureuse que serrée peut faire l’objet d’un livre « Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau.
Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux »
Ousmane Sarr SIMAL, chercheur en philosophie.