Marx dans sa fameuse Préface Das Kapital, traduction française de Roy affirmait sans ambages ce qui suit « Nous n’avons pas seulement à souffrir de la peur des vivants, nous avons à souffrir de la part des morts, le mort saisi le vif ». On serait tenter de dire en analysant de manière scientifique la situation historique de la Côte d’Ivoire, que le pays du Vieux comme on appelait affectueusement Houphouët Boigny est hanté par ses vieux démons. Pour comprendre la situation de la Côte d’ivoire, il est nécessaire de faire un bref rappel de la situation historico-politique faite de remous de ce grenier qu’était autrefois le pays du Vieux, alors faisons un bref rappel nécessaire pour saisir les démons qui hantent la Côte d’ivoire.
Vers les années soixante, la France s’étant rendue compte que la colonisation devenait de moins en moins rentable du fait de l’autonomie de plus en plus affirmée des pays africains qui devenaient davantage exigeants, décida d’octroyer aux colonies qui ne présentaient plus d’intérêts stratégiques, l’indépendance. La côte d’ivoire malgré les réticences de Houphouët qui voulait faire de la Côte d’Ivoire un Etat associé à la France, obtint l’indépendance le 7 août 1964. Avec des Etats indépendants sans fondements solides, les coups d’Etat récurrents ne manquèrent pas d’éclater (Eyadema au Togo). Ainsi Houphouët ayant pris peur après avoir consulté ses devins, commença à massacrer beaucoup de cadres du Nord à la sortie de sa résidence de Yamoussoukro, il y créa des cagibis de torture, il y massacrait beaucoup de gens du Nord et quelques cadres du Sud. Quelques années plus tard, il se déclara sage de l’Afrique, détruit les cagibis, libéra les prisonniers et déclara que le fameux complot du chat noir était un faux complot. En effet, il se disait que les comploteurs avaient immolé un chat noir dans un puits afin de renverser le Vieux qui reçut par la suite le prix Nobel de la paix. C’est de ce fameux complot du chat noir que naquit pour la première fois la fraction entre éléments du Nord (musulman dans sa globalité) et le Sud (catholique), les cadres du Nord étaient les principaux accusés du complot.
Boigny tout juste après l’accession à l’indépendance refusa de confier la direction du pays à ses compatriotes noirs peu instruits et incapables de diriger un Etat moderne. Pour lui, l’indépendance ne voulait pas dire africanisation. Il fit appel aux coopérants français qui eurent la main sur tout. Les Etats voisins de la Côte d’Ivoire avaient une politique différente, ils procédaient à une africanisation à toute vitesse. Les coopérants français permirent à la Côte d’Ivoire de procéder à des créations grandioses : Caisse de stabilisation (pour le commerce des produits d’exportation), budget spécial d’investissement, caisse autonome d’investissement, les Sodés (sociétés publiques chargées de développer telle ou telle production).
Houphouët voulant profiter de la conjoncture des années soixante, fit venir une main d’œuvre étrangère importante, favorisa l’entrée des étrangers en Côte d’Ivoire. Pour lui, ses compatriotes du Sud ne pouvaient pas supporter un travail dur et soutenu. La main d’œuvre devenait naturellement venir de l’étranger. Les procédés de socialisation en Guinée, au Mali, au Ghana favorisèrent la venue de la main d’œuvre étrangère en Côte d’Ivoire. La terre appartenant à tous selon le Vieux, devait revenir à ceux qui la mettent en valeur. Ainsi, la Côte d’Ivoire se développa dans tous les domaines pendant les deux décennies qui suivirent les années soixante. Houphouët se crut dieu, super puissant.
Après une quinzaine d’années, les ivoiriens qui avaient les mêmes connaissances que les coopérants blancs, les relevaient de leurs postes mais avec des rémunérations moins importantes ; ils cherchèrent le complément de leurs salaires ailleurs : dans la corruption. La corruption généralisée plombe tous les secteurs, Houphouët l’a laissée prospérer car lui-même favorisait ses proches qui accaparaient toutes les richesses. Il éleva sur son terroir ancestral de grands palais, de grandes plantations apparurent, son village devint fantastique entouré d’hôtels de luxe et parcouru par de grandes autoroutes : il a beaucoup investi pour son ethnie, sa zone ethnique devint une zone hyper développée dans une Côte d’Ivoire sous-développée. Il entretenait tous les chefs d’Etat déchus par des coups d’Etat, tous ses visiteurs étaient nourris et blanchis. Cependant la source ne tarda pas à tarir, la caisse de stabilisation des produits agricoles qui lui fournissait chaque jour des sacs d’argent ne pouvait plus assurer la provision. Ainsi commencèrent les signes d’une conjoncture difficile, le train de vie de l’Etat ivoirien allait plomber la Côte d’Ivoire. La basilique construite dans son village natal de Yamoussoukro est financée à des coûts de milliards. Pour échapper au FMI, il affirma que cette dernière fut financée par la cagnotte de sa sœur.
La déclaration de la Baule de Mitterrand « L’aide de la France ira en priorité aux chefs d’Etat qui promouvront la démocratie dans leurs pays » provoqua des révoltes dans les colonies indépendantes, la Côte d’Ivoire en subit les effets, les étudiants manifestèrent et Houphouët accepta le multipartisme, une cinquantaine de partis dont celui de l’éternel rival Gbagbo déposèrent leurs statuts et furent agréés. Houphouët plombé par la maladie, fut évacué en France. Le FMI exigea ainsi un changement de gouvernement, le Vieux nomma comme premier ministre Alassane Ouattara, fonctionnaire du FMI, d’origine ivoirienne, son père et sa mère étaient ivoiriens : il était de nationalité ivoirienne. Cependant, il fit ses études au Burkina, ses premiers pas de fonctionnaire au Burkina et obtint également la nationalité burkinabé. Les ivoiriens quelques années plus tard au lieu de se concentrer sur les problèmes ivoiriens, se consacrèrent à la question de savoir si Ouattara était ou non ivoirien.
Ouattara qui était chargé par le Vieux de chercher de l’argent pour la Côte d’Ivoire pour renflouer les caisses décida de faire payer aux étrangers leurs cartes de séjour. Cependant une telle politique à cause de la corruption n’apporta pas les fruits escomptés et conduit à cause du nationalisme exacerbé à une chasse à l’homme, à l’étranger. Bédié à l’époque président de l’assemblée nationale devait succéder à Houphouët dans les dispositions constitutionnelles. Ouattara malgré les nombreuses manœuvres ne parvint pas à changer la constitution, il devint un houphouëttiste par calcul, mais le vieux ne signe rien car ne voulant sans pas doute laisser la Côte d’Ivoire entre les mains d’un dioula musulman. Le vieux voulait sans nul doute quelqu’un de son ethnie (un baoulé), de Bédié qui a exercé comme ministre des finances et du budget (avec tous les scandales de corruption). Le 7 décembre le Vieux meurt et laissa son pays au bord du déchirement. Bédié se présenta automatiquement à la télévision nationale accompagné par les gendarmes et se proclama président, deuxième président de la Côte d’Ivoire, il devint président et prépara les élections.
Bédié fit encore pire, il finança des galeries souterraines dans sa résidence de Mbayakoro. Les diplômés chômeurs pullulaient, le chômage devenait de plus en plus accru alors que Bédié vivait dans les rets dorés de la fortune. Bédié pour remédier à cette situation théorisa l’ivoirité une absurdité historique, il mettait en exergue le retour à la terre. Cependant comme la terre était déjà occupée par d’autres, des étrangers (Houphouët disait que la terre revenait à ceux qui la valorisaient). L’ivoirien était sans terre et sans emploi chez lui. L’ivoirité, l’idéologie catastrophique, devenait la solution pour Bédié. Sans méditer les conséquences tragiques d’une telle idéologie, il en fit une doctrine d’Etat pour fonder et étayer son autorité. Elle n’était rien d’autre qu’une manière de récupérer la terre occupée par les étrangers venus sous Houphouët, et de la restituer aux ivoiriens, c’est une spoliation qui permettait en même temps de barrer la route à un rival politique : Ouattara qualifié de burkinabé. On fit la chasse aux étrangers. Les étrangers qui avaient des cartes nationale d’identité ivoiriennes (il faut rappeler que sous Houphouët, tout étranger qui vivait pendant cinq ans sur le sol ivoirien obtenait la nationalité et avait le droit de vote (cette régularisation massive des étrangers cachait peut être des intentions politiques qui ne disaient pas leur nom)) étaient déchus. Pour déchoir les étrangers qui avaient les mêmes noms, les mêmes patronymes que les musulmans du Nord, Bédié discrimina les ivoiriens du Nord. Beaucoup d’ivoiriens du Nord deviennent sous Bédié des sans papiers dans leur propre pays, quelle aberration. Une telle discrimination se manifestait dans tous les secteurs : emploi, promotion. Bédié montra sa xénophobie au grand jour.
Les soldats qui avaient effectué une mission pour l’ONU manifestèrent sans armes à Abidjan, les droits qui avaient été payés par l’ONU avaient disparu. Ils firent maltraités par des gendarmes en armes. Ainsi, ils se dirigèrent vers l’arsenal gardé par leurs collègues pour s’armer, avec leurs armes ils marchèrent dans les rues abidjanaises. Bédié abandonné par ses gardes, se réfugia à l’ambassade de France puis à Lomé avant de prendre la poudre d’escampette, destination Paris. Les sous-officiers, les officiers se sont révoltés contre l’ivoirité. Ils se sont rendus compte qu’étant du Nord, ils ne pouvaient pas avoir de crédibilité pour exercer le pouvoir, la communauté internationale y verrait autre chose, ce qui fait qu’ils le confièrent au général Gueï, ancien chef d’état major des armées retraité dans son village de Guessesso (il était d’ethnie Yacouba, avait dirigé sous Houphouët l’état major des armées et avait tenté deux coups d’Etat). Les insurgés avaient ainsi chargé Gueï d’une unique mission : organiser les élections démocratiques auxquelles il ne participerait pas, ils voulaient sans doute faire avec lui ce que leurs collègues avaient fait au Mali avec Toumani Touré. Gueï devait attendre que le président ou celui qui sera élu effectue deux mandats avant de pouvoir se présenter, ce qu’il ne fera pas en tentant de mystifier tout le monde. Pourtant, il avait tenté d’être honnête au tout début mais dés qu’il fut entouré par de mal intentionnés (Balla Keïta que Ouattara et Bédié avaient écarté), il commença à changer d’objectifs en parlant d’ivoirité. Les sous officiers nordistes qui l’avaient mis au pouvoir comprirent leur erreur. Ils tentèrent un coup d’Etat appelé le complot du cheval blanc en vain, son cheval blanc (celui de Gueï) qu’il entretenait chez lui sur recommandation de ses féticheurs fut tué au cours de l’opération. Gueï échappa et devint un tyran sans arrière pensée en oubliant les probables conséquences du coup d’Etat manqué. Il se lança dans l’organisation hâtive d’élections en prenant le soin d’écarter les probables vainqueurs : Ouattara et tous ceux qui appartenaient au parti du Vieux. Il ne laissa que Gbagbo car l’écarter signifierait amener des troubles. Gueï était convaincu qu’il allait remporter sans tâche les élections car ayant négocié à l’avance un deal avec Gbagbo qui consistait à nommer ce dernier premier ministre et que ce dernier même s’il était élu président devait lui remettre le pouvoir, il ne se doutait nullement que Gbagbo était une bête politique et avait galéré pendant une trentaine d’années dans les chemins tortueux de la politique (prisons et autres). Gbagbo ne pouvait nullement laisser passer une telle occasion lui échapper, il était servi par un innocent sur un plateau d’or, il fallait qu’il se serve à satiété.
L’élection de Gbagbo en Octobre 2000 fut calamiteuse, beaucoup de personnes étaient tuées à Yopougon, le pourcentage des votants était très faible (officiellement on parle de 35 pour cent alors que les observateurs ne dépassaient pas les 15 pour cent, bizarre). Gbagbo se proclama lui-même président. Gueï surpris par Gbagbo qui avait entrepris des manœuvres en faisant voter plusieurs fois les mêmes votants, décida d’arrêter le procéssus électoral et se proclama président de la Côte d’Ivoire. La population surprise par cette décision de Gueï descendit sur la rue pour manifester, l’armée tira sur elle, Gueï apercevant de la gravité de la situation se réfugia dans son village natal. Ainsi Gbagbo se proclama président de la République de Côte d’Ivoire à partir de l’ambassade de France. Les populations en majorité des dioulas, partisans de Ouattara envahirent les rues pour réclamer de nouvelles élections, les forces armées fidèles à Gbagbo flairant le danger tirèrent sur la population : le couvre feu fut de rigueur.
Gbagbo une fois président décida de procéder à la réconciliation nationale et de juger les responsables du charnier de Yopougon. Les leaders, Gbagbo, Ouattara Gueï, Bédié se réconcilièrent à Yamoussoukro. Une semaine après l’assassinat de Balla Keïta, des commandos armés attaquèrent Abidjan dans la nuit du 19 au 20 Septembre 2002 pendant que Gbagbo effectuait une visite en Italie. Bogo-doudou, ministre de l’intérieur, fidèle à Gbagbo à qui il confiait tous les pouvoirs quand il se déplaçait, fut tué. Gbagbo, son entourage plutôt se lança à la recherche de Gueï qui s’était réfugié dans l’évêché, Gueï n’avait pas participé au complot mais il fut massacré. Ouattara et sa femme échappèrent de justesse, ils s’étaient réfugiés à l’ambassade d’Allemagne qui jouxte leur demeure. Gbagbo insidieusement, quel as politique, organisa une messe nationale pour Gueï et pour tous les hommes tués, pour duper le monde extérieur. Les jours suivants furent des chasses à l’homme, au dioula dans Abidjan, beaucoup d’imams furent tués. Les sympathisants de Gbagbo procédèrent par des expéditions en 4/4 non immatriculées dans la nuit. Beaucoup de personnes quittèrent la Côte d’Ivoire afin d’avoir la vie sauve.
Il urge alors pour comprendre la situation ivoirienne actuelle qui émeut tout un chacun d’avoir à l’esprit ce que ce beau pays a traversé, les turbulences ethnico-politiques qui ont parsemé son long processus de démocratisation. On ne saurait certes totalement se fonder sur les séquelles historiques qu’a connues la Côte d’Ivoire pour juger de son état actuel, mais on ne saurait non plus les ranger dans les tiroirs de l’histoire. La Côte d’Ivoire, c’est ce tout, le passé et le présent, qui permet de la comprendre. Qui disaient que les vieux démons surgissent toujours, il y a une logique de la Spectralité ou de la Hantologie (terme derridien) dans toute chose, de la résurrection du mort ou du passé.
Ousmane Sarr SIMAL, chercheur en philosophie.